Prévenir la pédophilie

Article de Marie-Jo Thiel paru dans la revue Études oct. 2021,

Les affaires de pédophilie interrogent sur un fonctionnement d’Église et sur les références de la théologie morale habituelle. Un examen de l’acte humain dans sa dimension relationnelle peut aider à intégrer diverses composantes, en particulier le souci des victimes, qui sont souvent les grandes oubliées.

Plan de l’article

  • Les occultations intrinsèques à la pédophilie
  • Dérapages et jeux de langage
  • Une conjonction de facteurs
  • La question du péché
  • L’acte humain, selon Thomas d’Aquin
  • La place des conséquences de l’acte
  • Et maintenant ?

Avec la médiatisation des « affaires de pédophilie1 », la société prend conscience aujourd’hui à la fois de l’extension du nombre d’abus sexuels dans tous les milieux, de la complexité de la personnalité des sujets pédophiles, des traumatismes souvent profonds que ces abus suscitent chez les victimes et, par voie de conséquence, de la difficulté à prévenir effectivement la pédophilie. Un travail visant à réduire autant que faire se peut le nombre d’abus sexuels sur mineurs appelle lucidité, bon sens mais aussi volonté délibérée de clarification de ce qui a pu conduire au passage à l’acte. L’on ne saurait voir les abus sexuels comme étant uniquement une transgression ponctuelle, qui ferait reposer toute la culpabilité sur l’abuseur, et finalement peu ou pas de responsabilité pour le contexte, les institutions ou la société.

Je voudrais dans cette contribution esquisser quelques pistes en me concentrant sur les affaires de pédophilie concernant l’Église catholique en France. Ce travail resterait à faire pour toutes les autres institutions concernées car, si certaines causes se rejoignent, de nombreuses autres divergent en raison des milieux concernés… Dans un premier temps, je partirai des occultations intrinsèques à la pédophilie. Puis j’examinerai les dérapages et jeux de langage esquivant consciemment ou inconsciemment la responsabilité d’une institution ou d’une personne. Enfin, j’essaierai de mettre au jour un soubassement théologique parmi d’autres, susceptible non de créer, mais de favoriser le passage à l’acte et sa répétition.

Les occultations intrinsèques à la pédophilie

La pédophilie n’est pas une maladie, mais une organisation psychique dont le noyau commun est une faille narcissique plus ou moins profonde et rigide2. Elle se décline selon divers axes de variation depuis les aménagements phobiques du névrotique jusqu’à la fixation pédophile compulsive du pervers psychopathe. Il n’existe donc pas une mais des pédophilies.

Dans les aménagements phobiques du sujet névrotique (les cas les plus nombreux), le passage à l’acte est peu fréquent. Il est favorisé par des événements extérieurs (alcoolisme, solitude excessive, précarité, promiscuité, etc.). Le sujet sait qu’il est dans la transgression, mais « coexiste l’expression déguisée du désir en même temps que sa régression au sein d’un même symptôme »3. Il « justifie » sa transgression avec des « raisons » qu’il interprète de telle manière qu’il n’y ait pas trop de contradictions avec ses valeurs personnelles, qu’il y ait toujours une justification logique. Et, comme il ne se passe rien, il récidive. Il se « ment à lui-même »…

Les aménagements pervers sont moins fréquents, mais ils sont non seulement très profondément déstructurants pour les victimes, souvent très nombreuses, mais également très déroutants pour l’entourage incrédule au moment de la révélation de l’affaire. Le clivage de la psychè aboutit chez le sujet pervers à la coexistence au sein du Moi de deux secteurs opérationnels plus ou moins autonomes et rigides, se caractérisant chacun par un rapport différent à l’endroit de la réalité extérieure. L’une prend en compte des lois du réel et tient un discours « normal » qui peut condamner sur le principe les abus sexuels sur mineurs ; cela peut évidemment faire douter de la véracité de l’accusation : « Tous, mais pas lui… » Cet aspect de la personnalité contribue à cacher le fonctionnement de l’autre secteur de la psychè qui est, lui, dans un aménagement défensif visant à éviter l’éclatement du Moi. Cet autre secteur de la psychè se situe en effet dans le déni du réel et opère à un niveau archaïque où c’est le « désir »4 du sujet pervers qui fait loi, ce « je sais bien… mais quand même ». La perversion concerne la structure même du désir humain et ne se résume pas à quelque détraquage génétique ou accident de parcours développemental.

Toute institution tend à exiger le secret de son fonctionnement interne

La profondeur du clivage peut être telle que le sujet pervers, même sanctionné par la justice, ne comprend pas les reproches qui lui sont faits et ne manifeste aucune culpabilité, à la différence de sujets névrotiques. Vouloir les raisonner comme ont parfois tenté de le faire les évêques, c’est non seulement tâche impossible, mais c’est se jeter dans la gueule du loup de la manipulation.

Résister à cette tentation ne va pourtant pas de soi car le sujet pervers est séduisant ! Il doit occulter la faille narcissique (un aménagement fragile) en se montrant attachant, en cherchant à être adulé, admiré… et en mettant les enfants victimes, tout comme son cercle relationnel, dans cette dualité où il est à la fois craint et encensé, et toujours prompt à se sentir dévalorisé, mal-aimé, humilié5.

Les faits portent donc à la dissimulation : non seulement parce qu’ils sont de nature sexuelle, mais parce que l’enfant victime est sommé par son agresseur de garder le secret sous peine de représailles, qu’il n’a pas les mots adaptés pour se faire comprendre des adultes. Il est « à nu » et « à découvert », tandis que le sujet pédophile est « couvert » par son rôle social, sa notoriété, l’institution à laquelle il appartient. Or toute institution, Église y compris, tend à exiger, plus que ce qui est nécessaire, le secret de son fonctionnement interne. Tant pis pour les victimes, non qu’on ne veuille pas les aider, mais elles sont « inaudibles », l’institution prévaut, en fait surtout sa hiérarchie.

Que les responsables d’Église n’aient pas été au clair avant la fin des années 1990 des conséquences des abus par une personnalité perverse est une chose. Mais qu’ils n’aient pas pris la mesure de la gravité de la pédophilie après la session de l’Assemblée plénière de la conférence épiscopale de novembre 2000, et les mesures qui ont suivi, est à la fois incompréhensible et typique d’une impossibilité de comprendre parce que portée par d’autres présupposés bien plus profonds que le raisonnement conscient des prélats. (suite abonnés)